"On ne peut pas laisser le cancer à la porte de son travail"

(Mise à jour le 18 janvier 2023 à 10h21] Le 17 janvier 2023, le PDG de Publicis, Arthur Sadoun, a appelé les grandes entreprises à « faire tomber le tabou du cancer au travail ». Patron du troisième groupe mondial de communication, il a lui-même fait face à un cancer en avril 2022, à 50 ans, lié au papillomavirus, dont il a été guéri. Arthur Sadoun a annoncé le lancement du « Working With Cancer » visant à rassembler des grandes entreprises afin qu’elles s’engagent à mieux accompagner leurs salariés dans la maladie et à faciliter leur retour au travail. Parmi les partenaires de cette intitiative, le club de dirigeants Cancer@work fondé par Anne-Sophie Tuszynski. Guérie d’un cancer du sein diagnostiqué en 2011, elle est devenue patiente experte dans le monde du travail. En 2017, l’auteure publie « Cancer et travail, j’ai retrouvé ma place ! Comment trouver la vôtre » et en mai 2022, « Cancer, maladie et travail, pour améliorer la qualité de vie de tous les salariés ». Elle agit depuis plusieurs années pour révolutionner le monde de l’entreprise et permettre aux personnes frappées par une affection de longue durée de rester dans l’emploi et proposer aux employeurs des clés pour les accompagner au mieux. Nous l’avions rencontrée en octobre 2022. Découvrez son entretien exclusif pour le Journal des Femmes.

Le Journal des Femmes : pour qui avez-vous publié votre ouvrage « Cancer, maladie et travail, pour améliorer la qualité de vie de tous les salariés » ?

Anne-Sophie Tuszynski : j’ai publié ce guide pour toutes les personnes qui sont confrontées à la maladie dans le monde professionnel. Les personnes malades mais aussi leur entourage, leur famille, leurs managers, leurs collègues, qui deviennent parfois aussi des aidants professionnels.

Le Journal des Femmes : selon vous, pourquoi la maladie est-elle encore tabou en entreprise ?

Anne-Sophie Tuszynski : ces situations renvoient souvent à des histoires personnelles douloureuses, ce qui complique la communication autour de ces sujets intimes. Mais par l’effet de nombre et des liens très poreux entre la vie personnelle et la vie professionnelle, ces histoires deviennent aussi des sujets au travail. On a essayé de dresser des cloisons entre ces deux vies mais on ne peut évidemment pas laisser à la porte de son travail un sujet aussi douloureux qu’une maladie grave et/ou chronique !

Le Journal des Femmes : avec 1 personne sur 3 qui perd ou quitte son emploi dans les 2 ans qui suivent le diagnostic, on est face à un enjeu de société.

Anne-Sophie Tuszynski : exactement. Les raisons à cela sont multiples : la maladie impose parfois de changer de métier ou invite à repenser sa vie professionnelle. Mais parfois, les conséquences de la maladie sont insuffisamment prises en compte au travail pour permettre à la personne de conserver son poste. Si on n’adapte pas le travail aux conséquences de la maladie ou des traitements, on se retrouve avec des personnes qui réalisent qu’elles ne peuvent pas reprendre leur travail exactement comme avant et qui s’épuisent pour essayer de le faire quand même.

« On m’a diagnostiqué un cancer à 39 ans. J’étais cadre supérieure, mariée, trois enfants »

Le Journal des Femmes : comme avant… que voulez-vous dire par là ?

Anne-Sophie Tuszynski : on découvre cette grande fatigabilité, parfois lancinante, les difficultés de concentration, les pertes de mémoire. On s’épuise à essayer de tout faire comme avant, à tel point que les décompensations psychiques ne sont pas rares.

Le Journal des Femmes : pour bien faire, il faudrait intégrer le retour au travail dans le parcours de soins ?

Anne-Sophie Tuszynski : il faudrait effectivement intégrer l’après-cancer au parcours de rétablissement. Selon moi, il faut même préparer le retour au travail dès l’annonce du cancer. L’employé n’a évidemment aucune obligation à parler de sa maladie, toutefois, si on peut d’emblée organiser son départ, garder un lien avec le collectif et l’entreprise durant son traitement afin de ne pas être perdu à son retour après un long arrêt maladie, alors ce retour n’est finalement même plus un sujet.

« Les attentions portées par les managers et les employeurs constituent un pilier de rétablissement médical »

Le Journal des Femmes : c’est ce que vous avez fait quand ou vous a diagnostiqué un cancer du sein en 2011 ?

Anne-Sophie Tuszynski : on m’a diagnostiqué un cancer à 39 ans. J’étais cadre supérieure, mariée, trois enfants, avec un joli pavillon de banlieue. Une image d’Epinal. J’ai senti une boule dans mon sein le 7 mars au matin. Le soir même, je faisais une mammographie et on m’annonçait que j’avais 95 % de risques pour que ce soit un cancer. Je retournais ensuite au bureau, j’ai croisé mon patron et je lui ai annoncé immédiatement. C’est vrai que j’avais toute confiance en lui, c’est aussi pourquoi j’ai pu avoir une parole si libre et spontanée. Mon équipe a suivi avec moi les résultats de l’ensemble des examens, l’annonce du diagnostic et la mise en place du protocole. J’ai eu trois semaines pour informer mes clients, échanger avec mes équipes et mon manager pour mettre en place les solutions durant mon absence, qui, je l’ai su tout de suite, allait durer plusieurs mois. Je suis partie très sereine et j’ai conservé des liens réguliers avec mes équipes et mes clients durant neuf mois. De retour au travail en janvier 2012, je reconnaissais mon entreprise et j’ai retrouvé ma place.

Le Journal des Femmes : votre expérience et les autres expériences similaires, contribuent-elles au rétablissement selon vous ?

Anne-Sophie Tuszynski : c’est ce que je crois oui, et je partage cette conviction avec de nombreux médecins. Souvent, lorsque les malades perdent leur travail, ils ont le sentiment de ne plus avoir de place dans la société. Sans compter la perte financière que la perte du travail engendre. Les attentions portées par les managers et les employeurs en général constituent selon moi un pilier de rétablissement médical, mais aussi social et professionnel. C’est pourquoi je veux les accompagner sur ce chemin.

« 15 % de la population active est directement  concernée par une maladie grave, mais personne n’en parle »

Le Journal des Femmes : qu’est-ce qui vous a poussé à vous consacrer pleinement à cette tache ?

Anne-Sophie Tuszynski : j’ai touché le sujet du doigt dans les salles d’attente de Gustave Roussy où j’étais soignée. On y passe du temps et on échange beaucoup. Quand je disais que je travaillais dans les ressources humaines, on me demandait de l’aide, des conseils. Beaucoup n’en avaient pas parlé, d’autres avaient peur de ne pas retrouver leur poste. Puis, au retour au travail, j’ai reçu de nombreuses sollicitations de clients, collègues, connaissances… ça m’a interpellée, j’ai creusé et j’ai réalisé que je n’étais pas seule, mais que le cancer restait un sujet tabou, dans la société et au travail. Et si on élargit à l’ensemble des maladies chroniques – endométriose, sclérose en plaques… –  on se retrouve avec près de 15 % de la population active qui est directement concernée par une maladie grave, mais personne n’en parle. Et ce chiffre devrait encore augmenter de 10 % d’ici à 2025, selon le Conseil économique, social et environnement (CESE). Pourtant, dans le milieu professionnel, on est soit en arrêt maladie et malade, soit au travail et bien portant ! Au moment de l’annonce d’un cancer environ une personne sur deux est dans l’emploi. Pratiquement 1200 personnes apprennent chaque jour, qu’elles sont atteintes d’un cancer et près de la moitié travaille. Le besoin d’accompagnement de ces personnes et des entreprises est donc énorme !

Le Journal des Femmes : et vous avez lancez le club d’employeurs Cancer@work et plus récemment WeCare@work pour y parvenir.

Anne-Sophie Tuszynski : oui Cancer@work est un club d’entreprises qui réunit dirigeants et salariés engagés afin d’interroger les besoins des actifs frappés par la maladie. Wecare@work propose des solutions pour accompagner les entreprises, des formations aux managers, des ressources diverses. On a aussi lancé Alex*, une plateforme d’accompagnement en ligne, la première au monde, pour répondre à toutes les questions juridiques, pratiques, organisationnelles qu’on peut se poser quand on est confronté à la directement ou indirectement.

Le Journal des Femmes : Je crois que dans votre entreprise Wecare@work, les profils de personnes qui ont été malades ou aidants sont particulièrement représentés.

Anne-Sophie Tuszynski : oui, à compétences égales, on recrute les personnes qui ont été malades ou aidants. On veut faire la preuve que concilier maladie et travail est possible et même un facteur de performances humaines et économiques. On le prend donc en compte dans nos recrutements, car pour nous, être passé par ces épreuves est une compétence à part entière. Il s’agit de compétences très recherchées dans le monde de l’entreprise aujourd’hui : l’empathie, l’écoute, le sens des priorités, la prise de recul… toutes ces compétences qu’on appelle les soft skills. Quand on est confronté à une maladie, on a des occasions accrues de développer ce type de compétences. Traverser un telle épreuve, c’est comme une formation accélérée dans certains domaines. Et c’est très précieux pour les entreprises qui commencent à comprendre que c’est bien l’humain, et pas autre chose, qui est l’essentiel de la réussite d’une organisation. Quand on échange avec nos clients et leurs salariés, on sait de quoi on parle, on sait les difficultés que la maladie impose, mais on sait aussi tout ce que cela peut apporter à l’entreprise.

« J’ai gagné en audace et en sens des priorités »

Le Journal des Femmes : plus de 10 ans après le diagnostic, quel regard portez-vous sur votre cancer ?

Anne-Sophie Tuszynski : Pour moi, c’est une expérience de vie qui reste douloureuse et si j’avais à choisir, je ne choisirai pas de vivre un cancer et de le faire vivre à mon entourage, bien sûr. Mais pour autant, ce fut une expérience extrêmement enrichissante. Elle m’a totalement débarrassée de la peur d’entreprendre que j’avais jusque-là. J’ai gagné en audace, en sens des priorités, j’ai appris à replacer les choses à leur juste valeur. Je suis extrêmement sereine, on ne m’arrête plus !

Le Journal des Femmes : quels conseils pour assurer un retour au travail en toute sérénité ?

Anne-Sophie Tuszynski : dialogue et anticipation. Trop de gens n’en parlent pas, disparaissent du jour au lendemain. Ils en ont le droit. Mais s’ils n’engagent pas le dialogue, on ne pourra pas mettre en place les mesures d’accompagnement nécessaires à leur retour. Et trop souvent on prépare son retour au travail quelques jours avant seulement. C’est beaucoup trop tard pour repenser une organisation, appréhender les conséquences de sa maladie et mettre toutes les chances de son côté pour que ça marche ! C’est pourquoi toutes ces personnes quittent l’entreprise. Si toutes les situations sont uniques, c’est dans le dialogue qu’on parvient à appréhender toutes ces particularités. Ce n’est pas si compliqué et cela demande finalement assez peu d’investissements pour une entreprise, pour peu qu’on anticipe.

Merci à Anne-Sophie Tuszynski, auteure de « Cancer, maladies et travail, pour améliorer la qualité de vie de tous les salariés », Editions Eyrolles, mai 2022. *La plateforme Alex propose un accès gratuit pour des personnes touchées par une maladie grave ou chronique via le numéro vert 0 800 400 310. Propos recueillis en octobre 2022.


Source : JDF Santé